II

Le froid n’avait en rien diminué, là-haut, sur les remparts de la porte nord-est, à Dijon.

« Garde bien les doigts croisés, bordel », grommela Robert Anselm, debout à côté d’elle. Il avait enveloppé les bords de son manteau autour de ses bras, et serrait l’ensemble contre son corps, son capuchon rabattu presque jusqu’au nez. On ne voyait que son menton mal rasé.

Le pâle soleil de l’après-midi étendait l’ombre de Cendres sur les remparts. Elle s’abrita les yeux d’une main, regardant vers le nord le cavalier et la bannière au croissant rouge qui entraient dans le territoire neutre entre la ville et les lignes wisigothes. Un deuxième cavalier, sur une jument turque d’emprunt, portait une bannière en soie jaune arborant le Sanglier bleu des Oxford.

« Eh bien, à défaut d’autre chose, voilà qui devrait les convaincre que nous allons réellement capituler. »

Anselm émit un gloussement explosif à cette remarque. « Putain, ouais. Nos derniers alliés qui partent en quenouille. » Derrière elle, en bas sur la place s’étendant derrière la porte nord-est, Cendres entendait cliqueter les harnais et grincer les selles ; nombre de sabots sonnaient en se déplaçant sur les pavés durs comme du fer. Elle regarda en bas. Les tuniques ocre et les casques pointus des janissaires de Bajazet lui donnèrent le vertige par leur uniformité. Les quelques Anglais – les hommes de la maison de Vere, ses frères et le vicomte de Beaumont – tranchaient avec leurs livrées mûre et blanc.

Cendres se sentit paralysée par l’appréhension. « Je n’arrive pas à croire qu’on est en train de faire ça, dit-elle. Je vais m’en chier dessus. Roberto, va leur dire d’arrêter.

— Arrête de déconner, ma fille. C’était ton idée ! » Robert Anselm donna un coup de tête vers le haut, rejetant son capuchon en arrière pour considérer la jeune femme, et elle vit son visage blême et pincé, et son nez rougi. Il lui sourit. « Va pas perdre ton cran, à présent. Tu l’as dit : un coup d’audace. »

Avec les gardes à l’entrée du chemin de ronde, et personne à moins de cinquante mètres qui ait la moindre possibilité de les entendre, Cendres parla quand même dans un souffle.

« Il n’y a pas de quoi plaisanter. On est en train de risquer Florian. On risque tout. »

Tout aussi bas et avec l’apparence d’un calme raisonnable, Anselm lui répondit : « Si ce n’était pas risqué, les Wisigoths verraient venir le coup, non ? Il me semblait que c’était justement ton argument.

— Je t’emmerde, répliqua Cendres. Merde. Oh, merde. »

Le soleil projetait l’ombre du capuchon sur le visage de Roberto, mais elle vit que de la sueur perlait sur son front dégarni. Ne tenant pas en place, elle traversa le chemin de ronde et se pencha sur les créneaux pour contempler les cavaliers.

Une aigle wisigothe, d’un éclat insoutenable dans l’air givré, quitta les lignes ennemies. Cendres n’eut pas conscience de retenir son souffle jusqu’à ce qu’elle le laisse sortir, avec un bruit étranglé. Vingt hommes tout au plus, des fantassins et des cavaliers wisigoths, émergeaient du camp pour pénétrer au pas dans le terrain dégagé.

« Je t’avais bien dit qu’ils ne tireraient pas sur les Turcs. » Elle avait la bouche douloureuse, sèche et froide.

« Pour l’instant, fit Anselm.

— Christ dans l’Arbre, mais tu vas la fermer, ta gueule ? »

Sur un ton de conversation aimable, Anselm commenta : « Ça fait du bien d’avoir quelqu’un à engueuler. » Puis il se pencha par-dessus le merlon à côté d’elle, s’étirant pour voir les cavaliers se rencontrer. « Ça y est. Allez-y doucement. Allez pas merder maintenant. »

Visiblement, il s’adressait aux émissaires ottomans et anglais. Cendres se protégea à nouveau les yeux. Blanc et lourd, le givre couvrait le sol. À deux cents mètres au-delà de la porte, la bannière au croissant rouge fit halte, ainsi que le Sanglier bleu ; et un cavalier wisigoth s’avança de sous l’aigle. Sa vision se brouilla, lui dissimulant les figures armées à cheval.

« T’aimerais pas être une mouche sur ce cheval, là-bas ? murmura-t-elle. Je sais ce que leur dit le voïnik de Bajazet : La Bourgogne va tomber. Mon maître le sultan n’a aucune confiance en la duchesse. Il est temps pour nous de regagner notre pays. » Robert Anselm hocha lentement la tête. « Je ne pense pas que Gélimer tienne à livrer une guerre contre les Turcs. Pas cet hiver, en tout cas. »

Au loin sur le terrain, l’échange de proclamations se poursuivit. Un cheval hennit, à un moment, derrière eux, sur la place en bas. Cendres frissonna dans la bise. Elle s’essuya le nez contre son manteau, la peau râpée par la laine humide.

Le cavalier wisigoth s’approcha encore des bannières, jusqu’à ce que Cendres fut incapable de distinguer un homme d’un autre, pour ne plus voir que les soies colorées contre le ciel. La troupe de fantassins wisigoths attendait, impavide, sous leur aigle.

« Je sais aussi ce que raconte milord Oxford », commenta Anselm. Il parlait sans regarder Cendres, toute son attention dirigée vers la réunion en cours. « Je suis un comte anglais en exil, la Bourgogne n’est pas mon affaire. Je vais quêter un soutien aux Lancastre auprès des Ottomans.

— Ce n’est pas déraisonnable.

— Espérons que messire Gélimer pensera de même. » Cendres baissa la main gauche, l’appuya sur la poignée de son épée. « Quoi qu’il puisse en penser, au bilan, ça fait cinq cents hommes relativement frais qui abandonnent la ville. Pour laisser la Bourgogne se démerder. »

Anselm regarda les cavaliers. « Ils ne les ont toujours pas tués.

— Comme tu disais, Gélimer ne tient pas à voir tout de suite les armées de Mehmed déferler par-dessus la frontière. » Sa main se serra sur la poignée en bois lié de cuir. « La meilleure façon d’empêcher les Turcs de le défier, c’est d’écraser Dijon. Il pense qu’il va le faire, de toute façon, mais il préférerait éviter de ratatiner des hommes du sultan par la même occasion. Je ne pense pas qu’il voie beaucoup d’objections à ce que le grand comte soldat anglais quitte les parages avec Bajazet…

— Dieu le veuille, répondit Anselm avec dévotion.

— Je n’arrive pas à croire que je suis en train de prendre autant de risques. Je dois avoir complètement perdu la tête.

— Bon, d’accord. Tu es folle. Maintenant, ferme-la », trancha Anselm.

Cendres tourna subitement le dos à la rencontre qui se déroulait en terrain neutre et marcha jusqu’à d’autres créneaux. Elle regarda en bas vers la place. Il n’y avait pas de pourceaux pour fouir dans la boue désormais gelée, pas de chiens qui aboyaient ; il n’y avait pas de froufroutements d’ailes en provenance des colombiers.

Cinq cents archers ottomans à cheval étaient en selle, en formation précise.

Près de la porte, pratiquement au pied des remparts, le vicomte de Beaumont se tenait avec les frères du comte d’Oxford, à côté de leurs destriers. Son rire clair monta dans l’air glacé. Cendres ressentit soudain l’envie irrationnelle de descendre sur la place pour lui flanquer un coup de poing. Les quarante-sept hommes d’armes de John de Vere se tenaient à quelque distance de là, avec les mulets de bât, sur lesquels étaient arrimés les maigres vestiges de l’équipement de leur maison. Les frères Oxford, ainsi que Beaumont, portaient le harnois complet. Les deux frères intermédiaires, George et Tom, semblaient débattre d’une sangle de faucre cassée sur l’armure de leur plus jeune frère, Dickon.

Cendres regarda en bas le troisième frère, un jeune homme en plates d’acier poli, son épée et sa dague passés à la ceinture qui serrait son jaque de livrée. Le soleil d’hiver miroitait sur l’argent du métal, sur le vermillon, le jaune et le blanc de son blason, et sur les cheveux couleur de blé blond qui lui arrivaient aux épaules. Il portait son casque sous le bras et baissait les yeux vers les têtes de Tom et de George, qui étaient penchés pour examiner la lame inférieure de son faucre, la jupe de sa cuirasse.

« Mais coiffe-toi donc de ce casque, bordel », chuchota Cendres.

On ne pouvait l’entendre, à vingt mètres au-dessus de la place pavée. Dickon de Vere écarta ses deux frères d’une bourrade, effectua quelques allées et venues d’essai sur le sol traître, cogna du gantelet contre la plate laminée coupable. À l’évidence, il protestait que ce n’était qu’une gêne, mais non un problème. Le vicomte de Beaumont dit quelques mots. Le plus jeune frère du comte d’Oxford eut un rire fataliste, levant les yeux vers la porte, et Cendres se retrouva en train de contempler le visage de Floria del Guiz.

Robert Anselm, plus silencieux qu’un trottinement de souris, lui assura : « Elle s’est fait passer pour un homme au sein d’une compagnie de mercenaires pendant cinq ans. Personne ne va la repérer, ma fille. »

Grande pour une femme, Floria n’avait, selon Cendres, que la taille d’un jouvenceau dans son armure. Elle se déplaçait avec aisance : l’armure lui allait bien. De hautes heuses de monte, liées à son justaucorps, remplaçaient les grèves de Richard de Vere, qui ne lui auraient pas convenu : deux hommes ont rarement les mêmes muscles aux cuisses, et l’étroitesse du gainage de la plate ne laisse aucune marge d’erreur.

Le regard de Floria revint rapidement vers Tom de Vere. Elle dit quelque chose, à l’évidence une plaisanterie : les hommes rirent. Cendres ne pouvait dire si la femme l’avait vue ou pas.

« Je n’arrive pas à croire qu’on est en train de faire ça.

— Si tu veux, je vais te boucler au privé jusqu’à ce que tout soit terminé, proposa Anselm, exaspéré.

— Ça vaudrait peut-être mieux. » Cendres se frictionna le visage. Les sangles de ses gantelets frottèrent contre sa peau, sensible dans l’âpreté de l’air. Elle poussa un soupir, tourna délibérément le dos et se rendit de nouveau au bord extérieur de la muraille. L’étendard ottoman, la bannière anglaise et l’aigle wisigothe occupaient toujours le centre du terrain dégagé.

« Les gens voient ce qu’ils s’attendent à voir, dit-elle avec calme. Je serais plus heureuse si elle parlait mieux l’anglais de Londres.

— Écoute. Tu me l’as dit toi-même, Dijon va tomber, maintenant. Ça va se faire. On les attaque, ils entrent et ils nous écrabouillent ; peu importe. Dans les deux cas, on est foutus. Et c’est une affaire de jours, d’heures, peut-être.

— Je te l’ai dit.

— Comme si j’avais besoin qu’on me l’explique, répliqua Anselm avec un sarcasme profond et caustique. Ma fille, si elle reste ici, elle est morte. De cette façon, elle se retrouve dehors, au milieu de cinq cents hommes du feu de Dieu, à qui personne n’a envie de se frotter. Pour toute une multitude de raisons. Tu cherches la sécurité ? Ça n’existe pas, la sécurité. Faire croire à Gélimer qu’elle est ici alors qu’elle n’y est plus, c’est le mieux qu’on peut avoir comme sécurité.

— Roberto, t’es foutrement rassurant, c’est à n’y pas croire.

— Putain, il m’a… elle m’a raccommodé tellement souvent, que ça non plus, c’est à n’y pas croire. »

Avec tous les problèmes pour l’habiller, les intervertir, sous une sécurité maximale, songea Cendres, je n’ai jamais pu lui dire au revoir. Bordel de putain de merde.

« Jusqu’où leur as-tu dit d’aller ? demanda Anselm.

— De Vere en décidera par lui-même. Si on peut bivouaquer sans crainte à une journée de cheval d’ici, c’est ce qu’ils feront. Les Wisigoths ne s’étonneront pas trop de voir les troupes du sultan s’attarder pour assister à l’issue du siège, afin de pouvoir faire un rapport une fois rentrés chez eux. Si la situation paraît risquée, ils poursuivront leur mouvement vers l’est, en direction de la frontière.

— Et si c’est vraiment très risqué ? »

Cendres sourit à Anselm. « On ne sera plus là pour s’en inquiéter. Si j’étais Oxford, en pareil cas, je foutrais le camp à bride abattue vers la frontière, et j’espérerais atteindre les garnisons turques là-bas. » Son sourire s’effaça. « Mais il y aura encore une duchesse. »

Dehors, sur le terrain dégagé, le cavalier wisigoth fit tourner son cheval et retourna au galop vers les tranchées. L’interprète turc et John de Vere avancèrent… mais ils se contentèrent de faire bouger leurs chevaux, dans le froid, comme le constata Cendres. Les bannières se déroulèrent dans l’air, filant et retombant avec le vent. Un souffle blanc sortait des naseaux des chevaux.

« Le voilà qui revient. »

Elle se tenait tout contre Robert Anselm, dans le froid cruel de ce jour de la Saint-Étienne, sur les remparts de Dijon. Un corbeau passa au-dessus du terrain vide, en poussant un cri, et se laissa choir pour piquer et déchirer quelque chose qui bougeait, rouge et boueux, sur la terre prise par le gel.

L’interprète voïnik et le comte d’Oxford revinrent, leurs chevaux se cherchant un passage jusqu’à la porte nord, entre les corps de ceux qui étaient tombés. Les bêtes entraînées ne bronchèrent pas, même si la puanteur fit hennir doucement la monture d’Oxford.

Les mains de Cendres se crispèrent en poings.

Des secondes, et non des minutes, semblèrent passer, avant que ne s’ouvrent les portes de Dijon, et que les cavaliers turcs ne commencent à émerger en file à l’air libre. Des sueurs froides coururent le long de l’échine de Cendres, de la nuque aux reins, sous son gambison ; et elle fut secouée d’un frémissement, avant de se contraindre à rester calme. Tom et le vicomte de Beaumont sortirent rejoindre le comte d’Oxford, le plus jeune des princes les suivant avec George de Vere et les troupes de la maison.

Le vacarme résonna à travers la porte et le poste de garde, mais Cendres prêta à peine attention au fracas du pont-levis qu’on abaissait.

Sous un ciel clair, dans le soleil et le froid de l’hiver, Floria del Guiz, vêtue d’une armure d’emprunt, chevauchait parmi les janissaires du sultan Mehmed II, pour quitter Dijon.

Elle portait son casque sous le bras, comme ils le faisaient tous, avançant visiblement tête nue entre les légions wisigothes. Rien de féminin dans ce qui paraissait de son visage exposé.

Cendres s’étira pour la suivre, pour la regarder, une parmi tant d’autres, et la perdit de vue avant que la troupe ne disparaisse parmi les forces wisigothes, sur le chemin menant au pont de l’est intact. Un pont sur de la glace, désormais.

« Mon Dieu, dit Cendres. Mon Dieu. »

Elle se tourna, regagnant à grands pas l’escalier, et elle descendit à grand bruit jusqu’à la place en bas. À côté des gardes bourguignons, une douzaine ou plus de ses propres chefs de lance se massaient là ensemble, parlant à voix basse.

« Très bien. » Cendres leur sourit, en toute confiance. Elle ignora et dissimula les crampes dans son ventre. « Bon. C’est ici qu’il va falloir se magner le train, les gars. Où est maître de La Marche ? Nous allons laisser passer une heure… Et ensuite, on dépêche un émissaire pour aller dire au roi-calife Gélimer exactement ce qu’il s’attend à entendre. »

Robert Anselm, enchaînant aussitôt sur cette remarque, s’enquit : « Ah ouais ? Et qui ? »

La dispersion des ténèbres
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